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#Covid-19 : La #Technologie aux dépens des #Libertés ?.

Pour la Singularity University, la Covid-19 justifie un recours accéléré aux technologies… aux dépens des libertés.

Les différentes réactions face à l’épidémie de coronavirus interrogent profondément notre rapport à la liberté. À côté des limitations explicites de nos libertés par les mesures promulguées par le gouvernement – port du masque obligatoire, fermeture des commerces, couvre-feu, confinement –, une autre forme de contrôle a vu le jour, indirecte et plus insidieuse, liée à la diffusion d’une utopie technologique au sein de la société, visible pour le moment notamment via les applications de traçage de la pandémie.

Des organisations jouent un rôle clé dans la légitimation de ces nouvelles solutions technologiques. Leur recette : promouvoir des technologies telles que l’intelligence artificielle, les biotechnologies, les nanotechnologies, comme des outils de lutte efficace contre la crise actuelle d’une part, mais surtout contre toutes les crises à venir.

J’ai pu observer l’une de ces organisations, la Singularity University, lors d’un voyage d’étude dans la Silicon Valley. Cette organisation hybride, à la fois think tank, incubateur et organisme de formation, a été créée en 2009 par le futuriste Ray Kurzweil, directeur de l’intelligence artificielle chez Google et Peter Diamandis, dirigeant et fondateur de la fondation X Prize.

« Le vieux monde se meurt »

Mi-2020, les experts de la Singularity University du monde entier se sont rassemblés virtuellement alors que la pandémie a remis en question le format habituel de leur summit en Californie. L’ensemble de l’événement a été repensé autour des défis, des solutions et de l’influence future de cette pandémie sur nos sociétés. Ils expliquent notamment la défaillance des gouvernements actuels pour gérer cette catastrophe mondiale par l’exploitation largement insuffisante des nouvelles technologies. L’un d’eux résume assez bien leur pensée avec cette citation de l’écrivain italien communiste Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».

Présentation de la Singularity University (en anglais).

À leurs yeux, le vieux monde se meurt et cette crise en serait le symbole ultime. Pour Jamie Metzl, futuriste et expert en géopolitique, associé du fonds d’investissement Cranemere LLC, les normes, les institutions et les valeurs anciennes étaient déjà mortes bien avant la crise :

« On voit une convergence de ces technologies, et les outils que nous apportons à ce combat sont meilleurs que tout ce que nos ancêtres auraient pu imaginer. En fait ces outils, nos ancêtres les auraient attribués aux dieux, et c’est à propos de ça qu’est la révolution biotech. Nous avons aujourd’hui la capacité de lire, écrire et hacker le code de la vie ».

C’est pourquoi, pour eux, les nouvelles technologies représenteraient le remède idéal pour faire face à la situation actuelle. La surveillance participative permise par les applications aurait d’après certains experts permis par exemple « de donner aux individus les moyens de demeurer en sécurité et en bonne santé dans leur communauté ».

L’idée de la surveillance participative revient en fait à créer un panoptique sans tour de contrôle : chacun rentre ses informations de santé sur une application reliée au cloud afin que le gouvernement prenne les décisions adaptées en temps réel. C’est ce que des pays comme la Corée du Sud ou Taïwan ont déjà choisi d’institutionnaliser tandis que d’autres comme la France se refusent encore à le faire.

Mais le nouveau monde tarde à apparaître. D’après les membres de la Singularity University, une meilleure utilisation des technologies aurait pu permettre d’endiguer la crise bien plus facilement.

Pour Bradley Twyham, spécialiste de l’intelligence artificielle qui travaille sur la réforme du système de santé australien, « l’intelligence artificielle n’a pas été exploitée là où c’était le plus important pendant la pandémie ». En effet, d’après lui, elle aurait dû être utilisée afin d’améliorer les décisions politiques, pour réaliser des prédictions basées sur des solutions en intelligence artificielle telles que BlueDot, pour assister les soignants ou même pour trouver de potentiels traitements plus rapidement.

Pour les experts, la crise sanitaire représenterait ce clair-obscur et les monstres seraient en fait nos gouvernements. Ils dénoncent aussi bien des dérives autoritaires que des institutions telles que l’Union européenne, perçues comme bien trop faibles pour faire face à la conjoncture actuelle.

Mais l’on peut se demander si les monstres qui surgissent dans ce clair-obscur ne sont pas ceux-là mêmes qui les dénoncent. À leurs yeux, la question de l’utilisation des nouvelles technologies semblerait en effet dépasser la situation présente. Ils sont unanimes sur la portée limitée de la pandémie en comparaison des crises à venir.

Aurélien Acquier : L’innovation technologique à l’heure de l’anthropocène (Xerfi canal, septembre 2020). 

Bien que Jamie Metzl mette en évidence les prochains défis à venir tels que « le changement climatique, les océans, la réflexion sur le futur de l’intelligence artificielle et sur les robots tueurs », la réponse qu’il propose passe par le développement de technologies adaptées qui nous permettront de lutter efficacement contre ces nouveaux maux.

Il s’agit donc bien de présenter les nouvelles technologies comme le prince charmant qui va nous délivrer de tous nos maux. La Singularity University a même repris les 17 objectifs de développement durable de l’ONU sous son drapeau. Allier mission et rentabilité, intégrer le bonheur de l’humanité dans le capitalisme : telle est l’ambition affichée de ces nouvelles organisations.

Opportunisme politique

Avec la crise de la Covid-19 le discours a changé de nature. La pandémie actuelle représente une occasion unique de présenter les nouvelles technologies comme clé de sauvetage de l’humanité qui fait face à un futur menacé. Ce que ces experts présentent comme une simple avancée technologique est en fait leur vision idéale de la société future, en d’autres termes, un programme politique.

À leurs yeux, la menace actuelle révèlerait le rôle central de la technologie pour que l’humanité soit à même de faire face aux épreuves futures. Ces dernières seraient plus fortes, plus larges et plus puissantes encore. Dès lors, l’épidémie mondiale représenterait une opportunité de changement dans la « bonne direction ».

La référence au bien commun, telle un masque séduisant, reste en effet omniprésente au sein des différents discours. Pour le docteur Tiffany Vora, spécialiste en biologie moléculaire, la question est « comment tirer profit de l’énergie de cette crise pour faire de ce monde un endroit meilleur ? ».

Et Christina Gerakiteys, directrice de la branche australienne de la Singularity University de répondre :

« On prend le meilleur de la technologie que nous connaissons, et le meilleur de l’humanité, et nous atteindrons des objectifs ambitieux (« moonshots ») qui nous permettront de progresser et de sortir de cette situation ».

Ces membres de la Singularity University capables de « prédire le futur » et de prodiguer des outils susceptibles de « solutionner cette pandémie » n’avaient pourtant pas vu se profiler cette crise. Toutefois, ils nous font sentir que tout est possible grâce aux nouvelles technologies et peuvent apparaître comme une lueur d’espoir dans une situation mondiale des plus désastreuse.

Certains experts proposent même de donner à la Singularity University un statut d’organisation internationale qui, à l’image de l’ONU ou de l’OMS, pourrait jouer un rôle clé dans la gouvernance mondiale. Peut-être que le véritable monstre ce ne sont pas tant nos institutions que cette croyance dans le pouvoir salvateur des nouvelles technologies.

La question qu’il convient alors de se poser aujourd’hui est bien la tension entre liberté et nouvelles technologies. Si dans leur création, des technologies telles que l’ordinateur étaient appréhendées comme un vecteur d’émancipation individuelle, cette aspiration à la liberté semble s’éloigner toujours davantage, et ce d’autant plus avec la crise sanitaire. Surveillance participative, localisation des citoyens, prédiction des maladies : les crises à venir pourraient sacrifier la liberté sur l’autel des technologies au nom de la santé de la population.


Cet article a été rédigé sous la supervision d’Aurélien Acquier, professeur à ESCP Business School.