Le lourd impact de l’épidémie de #Covid sur la #santémentale des #médecins libéraux en France
Ariel Frajerman, Inserm et Jean-François Costemale-Lacoste, Inserm
Dès le début de la pandémie de Covid-19 début 2020, des psychiatres ont alerté sur le risque d’augmentation de troubles psychiatriques. Très tôt, des études ont ainsi été réalisées chez les jeunes (adolescents, étudiants et étudiants en santé), chez les soignants hospitaliers et également en population générale).
Mais, paradoxalement, peu d’études se sont intéressées aux médecins libéraux.
Une souffrance qui précède la pandémie
La souffrance psychologique des médecins libéraux est une problématique apparue et connue bien antérieurement à la récente pandémie. En effet, elle était déjà étudiée depuis au moins 20 ans, avec notamment les travaux du Dr Didier Truchot et le rapport au Conseil National de l’Ordre des médecins du Dr Leopold en 20036. Avant la pandémie, la prévalence du burn-out chez les médecins généralistes français était évaluée à 48 % dans cette population.
Le burn-out des médecins est un problème de santé publique non seulement pour les médecins qui en souffrent, mais également pour leurs patients en raison des conséquences sur la qualité des soins délivrés : moins d’empathie, plus de risque d’erreurs médicales… Ainsi, une étude sur des médecins généralistes anglais retrouvait une association entre une durée importante à réaliser des tâches administratives et un faible niveau de bien-être/haut niveau de burn-out qui était lui-même associé à un risque plus important d’erreurs médicales.
Une mauvaise santé mentale est aussi associée à une élévation du désir d’arrêter d’exercer. La souffrance psychologique des médecins pourrait donc être un facteur indirect aggravant la pénurie de professionnels.
En France, au 1er janvier 2021, les médecins libéraux représentaient 41,8 % des médecins actifs réguliers soit une baisse de 11 % par rapport à 2010. Cette aggravation de la pénurie de médecins libéraux a pour conséquence un accroissement de la charge de travail pour ceux qui restent. De plus, il y a un vieillissement des médecins : la moitié ont plus de 60 ans contre seulement 30 % en 2010.
Cela parait très inquiétant pour les années à venir, avec un taux de départ à la retraite qui sera élevé.
La pandémie comme révélateur
La pandémie mondiale a eu un impact sur la santé mentale des populations et a mis en lumière l’importance de ce sujet en population générale.
Dans un précédent article, nous avions expliqué les problèmes liés aux modes de mesure et à la définition de la « Santé mentale ». Dans ce nouveau texte, nous parlerons de symptômes dépressifs et anxieux, évalués par l’échelle HADS (hospitalisation and depression scale) qui est validée en langue française et très utilisée dans le monde.
Nous aborderons également la question du burn-out, terme créé en 1974 pour désigner l’épuisement professionnel des soignants et depuis élargi à d’autres populations. Et nous traiterons de l’insomnie mesurée par l’index de sévérité du sommeil (ISI), une échelle de mesure reconnue et utilisée pour les études sur ce sujet dans le monde.
Durant la première vague, 46,6 % des médecins travaillant dans les unités de réanimation et soins intensifs souffraient de symptômes anxieux, et 25 % de symptômes dépressifs (score HAD>7) ; ils étaient 47,4 % et 30,8 % respectivement durant la seconde vague.
La question de la souffrance des médecins libéraux pendant la pandémie a moins été étudiée probablement du fait que la problématique première était de trouver des lits d’aval pour les patients souffrant de symptômes sévères. Pendant la première vague, une étude retrouve 30,6 % de symptômes dépressifs chez des radiologues français et une autre 49,6 % de sentiment d’anxiété chez des médecins généralistes.
Notre étude a évalué la souffrance psychologique de 1992 médecins libéraux français, toutes spécialités confondues, dont 48 % de médecins généralistes, inscrits sur Doctolib, pendant la seconde vague (novembre 2020). 73 % des répondants avaient entre 30 et 60 ans et 25 % avaient plus de 60 ans ; 58 % étaient des femmes.
Nous avons repris les mêmes échelles que pour une étude réalisée sur les médecins hospitaliers de l’AP-HP en 2017-2018 : nous avons évalué la présence de symptômes anxieux et dépressifs avec la HADS (score HAD>7), la présence de burn-out avec la Copenhagen Burnout Inventory (CBI) et l’insomnie avec l’Insomnia Severity Index.
Dans notre étude, 71 % des médecins souffraient de burn-out, 46 % d’insomnie, 59 % de symptômes anxieux et 27 % de symptômes dépressifs. Cette souffrance psychologique avait un impact important : au cours de la dernière année, 31 % avaient pris des psychotropes (anxiolytique, antidépresseurs, somnifères…) et 28 % avaient augmenté leur consommation d’alcool ou de tabac.
Les médecins généralistes déclaraient en outre souffrir significativement plus de burn-out que les autres spécialités (75 % versus 68 %) et consommer davantage de médicaments psychotropes (34 % versus 28 %).
Plusieurs raisons, dont certaines anciennes, mais accentuées par la pandémie, peuvent expliquer ces chiffres inquiétants : la charge de travail importante liée notamment au manque de médecins, la part croissante de la charge administrative, la souffrance des patients et de leurs proches, la peur de contracter le virus et de le transmettre à leur famille, l’absence de recommandations claires pour la prise en charge des patients face à une maladie émergente.
Une autre raison est le climat de violence envers les médecins. Comme l’indique une étude anglaise récente, l’augmentation des actes d’agression est antérieure à la pandémie. En France, sur les quatre dernières années (2017-2020), l’observatoire de la sécurité des médecins recense en moyenne plus de 1000 incidents par an. Plus récemment, les opposants à la vaccination ont été jusqu’à menacer de mort des praticiens.
Et une opportunité de changement ?
Comme le soulignait un éditorial de la revue médicale britannique
The Lancet, le Covid-19 a représenté un défi pour le bien-être des médecins, mais il peut également servir d’opportunité pour une prise de conscience du problème et le développement d’actions pour y remédier.
En effet, même s’il existe depuis 2018 un numéro vert pour les médecins en difficulté et quelques unités d’hospitalisation pour les soignants en burn-out, le sujet reste tabou. La culture médicale étant de souffrir en silence, avec une stigmatisation des médecins qui reconnaissent avoir des troubles psychologiques.
Le site de l’ordre des médecins recense toutefois quelques associations régionales d’entraide pour les soignants comme le Réseau ASRA (Aide aux Soignants Auvergne-Rhône-Alpes) ou l’association MOTS (Mieux être pour mieux soigner). Mais les structures de ce type restent peu nombreuses.
La prise de conscience liée à la pandémie peut donc être l’occasion de briser le tabou et de développer des actions qui ont déjà fait la preuve de leur efficacité : thérapies de réduction du stress, discussions en petits groupes, communautés de soutien par les pairs… Conformément aux recommandations internationales, les psychiatres devraient être sollicités pour développer et organiser ces actions.
Le développement de ces actions nécessite des moyens financiers, et cela n’a pas été abordé lors du Ségur de la Santé. Au niveau de l’organisation, il serait possible de s’appuyer sur les Conseils de l’ordre de médecins départementaux et sur les Unions Régionales des Professionnels de Santé (URPS) représentatives des médecins libéraux sur tout le territoire.
Ariel Frajerman, Md- PhD, medical psychiatrist at Hopital Kremlin-Bicêtre, Inserm et Jean-François Costemale-Lacoste, Psychiatre clinicien et docteur en Neurosciences spécialiste des troubles de l’humeur , chercheur (équipe « MOODS »), Inserm
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.