#Décentraliser les soins des #EHPAD à #domicile : une fausse bonne idée ?
Claire Le Breton, Grenoble École de Management (GEM); Albane Grandazzi, Grenoble École de Management (GEM); Frédéric Bally, Grenoble École de Management (GEM) et Thibault Daudigeos, Grenoble École de Management (GEM)
Selon l’Insee, la France comptera 4 millions de seniors en perte d’autonomie en 2050, contre 2,5 millions en 2015. Autant de personnes dont le vieillissement nécessitera une large palette de soins, d’un soutien médicalisé à des formes d’assistances plus quotidiennes, pour se lever ou faire leur toilette. Toujours selon ces mêmes projections, pour maintenir le pourcentage de personnes en établissement, il faudrait que le nombre de places en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), établissements pour personnes âgées moins dépendantes et accueils temporaires augmente de 50 % à l’horizon 2050.
Cette option n’est pas à l’ordre du jour : les structures Ehpad telles que nous les connaissons sont jugées trop coûteuses et souffrent de multiples sources de stigmatisation. Celles-ci rendent le placement en résidence médicalisée compliqué à gérer d’un point de vue psychologique et social pour les patients et leur entourage. Un « dispositif renforcé de soutien à domicile » (DRAD), par lequel les EPHAD ouvrent leurs structures sur le territoire et délèguent hors de leurs murs le soin aux personnes dépendantes, est donc expérimenté depuis 2016.
Une innovation organisationnelle pour soulager des EHPAD stigmatisés
« Auparavant, on accueillait dans l’établissement des personnes qui avaient peur de rester seules, isolées. Maintenant, elles viennent car elles n’ont pas le choix. »
L’aide-soignante qui nous a rapporté ces propos préfère rester anonyme. Incontestablement, en France, l’Ehpad rebute. Le scandale crée par la parution du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, et la couverture médiatique qui s’en est suivie, ont remis les Ehpad sur le devant de la scène.
Après la première vague du Covid-19 qui les avait déjà fortement touchés, ces établissements sont considérés par certains comme des lieux « mouroirs » qu’il faudrait éviter à tout prix. Le stigma dont souffrent les Ehpad, pointé par la recherche en gérontologie depuis plus 15 ans, s’accentue dramatiquement. Il apparaît comme un choix contraint pour les personnes âgées et leurs familles, à l’opposé d’une fin de vie à domicile, qui serait choisie.
Dans un contexte national de hausse constante des dépenses de soin, cette stigmatisation des résidences médicalisées concourt à l’attrait du maintien à domicile des personnes âgées, une solution souvent présentée comme plus respectueuse des choix individuels, dans un cadre budgétaire maitrisé.
Pourtant le « tout domicile » ne suffit pas : c’est par exemple en Ehpad que l’on trouve l’expertise gériatrique, indispensable pour accompagner les personnes âgées dépendantes. L’enjeu est alors de pouvoir décentraliser les soins des Ehpad au domicile, dans une offre hybride qui coordonnerait divers métiers et compétences. De là est né un projet d’envergure en France : le « dispositif renforcé de soutien à domicile » (DRAD, anciennement appelé Ehpad Hors les Murs).
Celui-ci repose sur trois axes clefs : « une coordination des acteurs et dispositifs du territoire intervenant à domicile » (reproduire ce qui est réalisé au sein des Ehpad par les professionnels encadrants), « l’apport des expertises gériatriques de l’Ehpad au domicile » (sur la base d’une évaluation gériatrique, proposer l’adaptation du logement et un accompagnement spécifique des personnes), et la « sécurisation de la personne âgée à son domicile » (installation d’objets connectés permettant une surveillance et une intervention possible 7 jours/7 et 24 h/24).
On le comprend, à travers ces axes, c’est toute une expertise qui est transférée de l’Ehpad au domicile.
Redorer l’image des EHPAD ?
Si le DRAD vient répondre à de vrais besoins locaux comme le manque de place en Ehpad, le manque de services de nuit, les problématiques de soulagement des aidants par exemple, il soulève également des tensions. Dans ce contexte de délocalisation institutionnalisée du soin à la personne, qui peut aujourd’hui s’assurer de la qualité et de la bonne conduite des prestations réalisée ?
Certains répondent que le développement de liens de proximité entre un Ehpad et son territoire de rayonnement pourrait faciliter la coordination et le contrôle de tâches et relations de travail, autrement gérées de manière hétérogène (voire dissonante) d’un établissement à l’autre. Les Ehpad qui s’investiraient dans ce rôle de mises en relation territoriales pourraient redorer leur image en devenant les garants des processus standardisés mis en œuvre. Les professionnels de l’Ehpad verraient leurs tâches revalorisées et développées autour d’activités de coordination et les coûts seraient allégés.
Après deux ans d’enquête sur ce dispositif, notre équipe, composée de sociologues du travail, géographes et chercheurs en sciences de gestion, observe que, lentement, par l’intermédiaire de ce type d’expérimentations, l’Ehpad se transforme. Celui-ci s’éloigne du soin pour favoriser la coordination et l’animation de ressources présentes sur le territoire. Il devient moins un lieu de soin qu’un futur « centre de ressources territorial ».
Externaliser la gestion du vieillissement
Nos recherches théorisent ce changement de structure organisationnelle comme une forme de « plateformisation » du bien vieillir, et en étudient les conséquences sur la stigmatisation de la perte d’autonomie.
Le terme de « plateformisation » fait référence à l’adoption par des organisations classiques du fonctionnement bien connu des entreprises dites « ubérisées », comme Deliveroo, Uber ou encore Airbnb. Ces firmes sont organisées en réseau, pour centrer leurs activités employées autour des métiers de la coordination, et externaliser en parallèle les tâches les moins qualifiées.
Or, les problématiques observées durant notre phase d’enquête ressemblent à s’y méprendre aux enjeux soulevés par ces organisations de plate-forme : importance de la coordination comme activité principale, recours à des travailleurs indépendants dont le statut diffère de celui des salariés de l’organisation, usage des nouvelles technologies pour des besoins de contrôle et de standardisation des services, fragmentation spatiale et temporelle entre l’organisation-mère, les bénéficiaires ou clients, et les travailleurs.
Le DRAD repense l’agencement des activités de l’Ehpad : elles sont alors essaimées sur un territoire plutôt que concentrées au sein du lieu stigmatisé de la résidence médicalisée. Ainsi, et comme dans certaines configurations de plate-forme, le morcellement des prestations et l’hétérogénéité des acteurs (notamment la différence de statuts entre travailleurs indépendants et salariés de l’Ehpad) sont autant de difficultés à surmonter.
De même, concernant la mise en place de dispositifs de surveillance au domicile des patients (afin de pouvoir détecter les chutes par exemple, et de pouvoir porter assistance aux personnes le cas échéant), la question de l’éthique se pose, et certains nous ont fait part de leur réticence à l’idée d’installer des caméras au domicile de leurs aînés.
Pour conclure, au travers du dispositif DRAD, la stigmatisation de l’Ehpad comme un lieu où les corps vieillissants se retrouvent pour ne pas contaminer un extérieur bien portant est renégociée. Plutôt qu’un espace hors du temps, l’Ehpad de demain, « centre de ressources », met en avant ses activités de coordination, d’animation de jour et de conseil, plus aseptisées.
Cette revalorisation est permise par une forme de délocalisation du stigma lié à la gestion de la perte d’autonomie. Anciennement au cœur de métier d’une institution médicalisée, ce « virus » de la proximité aux corps et esprits en décrépitude est contenu aux domiciles individuels. Seuls les travailleurs indépendants du soin à domicile, les familles, et les patients peuvent désormais l’attraper.
Claire Le Breton, Professeure assistante à Grenoble Ecole de Management, Grenoble École de Management (GEM); Albane Grandazzi, Professeur Assistant, Grenoble École de Management (GEM); Frédéric Bally, Post-doctorant, Grenoble École de Management (GEM) et Thibault Daudigeos, Professeur Associé au département Homme, Organisations et Société, Grenoble École de Management (GEM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.