Médecine 3.0 – Patients, médecins et machines
On fait remonter les fondements de la médecine à Hippocrate. Selon notre vision européenne ou occidentale, il en est le père légitime. C’est oublier un peu vite les autres médecines : la tradition chinoise, la médecine arabe, et le monde des chamanes. Et c’est oublier aussi vite que l’informatique a bouleversé nos existences. Comme le fit Gutenberg en son temps. Un grand écart que la médecine 3.0 peut combler.
C’est quoi le 3.0 ?
Deux mille ans après Hippocrate, la vision du monde selon Google a profondément transformé la médecine. On peut désormais parler de médecine 3.0, selon des termes que j’ai posés dès 2011. Le 3.0 n’existe que parce qu’auparavant existaient deux autres façons de communiquer au travers d’un ordinateur :
- La médecine 1.0 : c’est la relation médecin-patient, telle que nous la connaissons, plusieurs fois millénaire, mais avec cette dimension nouvelle qu’apportent les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Le fait que patients et médecins se connectent sur des sites internet pour y recueillir de l’information, a fait entrer dès 1985 en France le couple médecin-patient dans la médecine 1.0.
- La médecine 2.0 : c’est la même relation médecin-patient, confrontée avec l’apport des internautes. Le patient qui a posé une question une question sur un forum et qui revient voir son médecin avec ce résultat, fait entrer la relation thérapeutique nouée avec son médecin dans un monde 2.0. Les médecins n’aiment pas trop. Mais ils font avec. Voire ils accompagnent désormais ce mouvement. Certains d’ailleurs font de même sur des forums entre médecins. Finalement, à trois (le médecin, le patient et l’information interhumaine), on a plus de chances d’être intelligents qu’à deux (le médecin et le patient, scotchés dans un « colloque singulier ».)
- Et alors la médecine 3.0, qu’est-ce que c’est ? C’est l’intrusion, souvent ressentie désagréablement par le médecin, d’informations venues de machines (objets connectés, systèmes expert) auxquelles on se demande s’il faut ou non leur accorder une confiance. Confiance ! ce mot est fondamental. Le patient a confiance en la parole de son médecin, et le médecin a confiance dans la parole de son patient. Mais peut-on raisonnablement accorder du crédit à la parole d’une machine ?
La « parole » de la machine
Je m’arrête sur ce point : quelle est la « parole » d’une machine actuellement, et quel crédit lui apporter ?
- La seule « parole » à laquelle le patient a réellement fait crédit spontanément dès 2009, ce sont les objets connectés : tensiomètre, saturomètre, podomètre, balance connectée… Ils l’accompagnent dans leur quotidien : c’est le « quantified self ». Quand vous achetez un podomètre avec une application pour suivre vos performances, vous êtes, de facto, dans la certitude que la machine dit vrai. Mais l’enjeu est modeste, puisqu’il ne s’agit que de quelques « constantes » : le poids, le pouls, l’oxygénation du sang, la tension artérielle. Et pourtant, aussi modestes qu’elles soient, ces valeurs sont incontestables, elles ont une valeur qui n’est pas encore médicale, mais qui devra l’être, le jour où ces objets deviendront de vrais « dispositifs médicaux ». La « parole » de cette machine est donc -à terme- digne de confiance. Mais allons plus loin.
- Si vous confiez vos symptômes à un site comme www.e-docteur.com, et que celui-ci vous pose des questions, et qu’à la suite de cet interrogatoire virtuel il évoque des hypothèses diagnostiques, vous conseille des attitudes et vous propose des médicaments d’automédication lorsque c’est possible, cela devient une tout autre affaire. Peut-on faire confiance à la « parole » d’une machine qui peut se tromper ?
- Mieux vaut en effet faire confiance à la parole d’un humain, qui lui, c’est certain, ne se trompe jamais ! Je vous laisse savourer le paradoxe.
La machine est encore jeune. Elle est balbutiante. Mais elle apprend vite, elle n’a pas de problème de mémoire, elle est infatigable, elle ne dort pas, ne tombe pas malade, bref, ce n’est pas un être humain. Et pourtant dans certains domaines nous lui faisons confiance : le pilote automatique d’un avion, le métro sans conducteur… Dans 5 ans, nous ferons totalement confiance à la machine, de la même façon que nous ferons confiance à la voiture connectée qui nous conduira sans encombre.
La médecine 3.0
Cette idée de la médecine 3.0 que j’ai lancée en son temps, a peu à peu fait son chemin dans les esprits. Au point que l’on peut raisonnablement entrevoir maintenant une relation nouvelle médecin-patient.
- Celle ci sera toujours humaine, chaleureuse, harmonieuse, telle qu’elle est actuellement, avec, on peut l’espérer, plus d’écoute et d’empathie.
- Il se trouve que depuis le début de notre siècle,la machine s’est invité à la table ! Sa mémoire est infinie, et elle possède d’incroyables capacités de rapprochement entre la connaissance du passé, l’observation du présent et l’invention de l’avenir. Elle permet d’énoncer des faits justes grâce à la connaissance des évènements ; elle permet d’émettre des raisonnements aboutis en rapprochant des évènements disjoints ; elle permet de collecter des données que nous ne pouvions pas imaginer auparavant. On a donné à cela un nom : les big datas.
- Mais on peut désormais aller plus loin, grâce au recueil de la parole du patient et de celle du médecin dans des bases de données structurées disposant de données intelligentes. Pour être intelligente, une donnée (« j’ai un chat dans la gorge »), n’a de sens que si elle est horodatée (on sait exactement quand elle a été émise), géolocalisée (on sait où se trouve à ce moment la personne qui l’a exprimée), et avec une ontologie certaine (un sens univoque compréhensible aussi bien par les humains que par les machines).
- Ces millions (ou ces milliards) de données recueillies de la part des patients et des médecins seront explorables par des calculateurs capables de rapprocher des faits disjoints auxquels nous n’avons pour l’instant aucune réponse. On a donné à cela un nom : les smart datas, qui sont des big datas débarrassées de données qui n’ont pas de sens. Quelques exemples de questions auxquelles les smart datas pourront répondre : Les personnes qui vivent sous les lignes à haute tension ont-ils des symptômes ou des maladies particulières ? Et ceux qui vivent auprès d’antennes relais pour les mobiles ? Quels sont les signes totalement révélateurs de la prochaine épidémie de grippe ? Quels sont les mots les plus employés par les patients pour décrire les signes qui préfigurent un infarctus ou un AVC ? Y a t-ils des signes prédictifs de la mort subite du nourrisson ? Etc.
A toutes ces questions, la médecine actuelle répond par des méta-analyses, des études statistiques sur des cohortes restreintes, ou encore le recueil de données imprécises en provenance de médecins sentinelles. Quelle confiance accorder à des données de ce type entachées de biais considérables ?
Faire confiance à l’homme et à la machine
La mise en place de la médecine 3.0 va consister à accorder de la confiance à la « parole » de 3 acteurs :
- Celle du patient, qui est le mieux placé pour observer les symptômes qu’il ressent
- Celle du médecin qui est le mieux placé pour donner du sens à ces symptômes
- Celle de la machine qui va devenir la mieux placée pour collecter toutes ces données de façon intelligente et éclairer un monde encore obscur.
Pour tous ceux que cette simple idée fait frémir d’horreur, je conseille un livre passionnant : L’homme, l’Animal et la Machine, de Georges Chapouthier et Frédéric Kaplan 2011, CNRS Editions).
Dr Loïc Etienne
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