Le droit de discriminer au nom du principe de non discrimination !
Les réseaux de soins des mutuelles : le droit de discriminer au nom du principe de non discrimination !
Lorsque le législateur n’est pas satisfait de la jurisprudence appliquant la loi, il change la loi … au risque de dénaturer son esprit.
C’est ce qui risque de se produire en matière de réseaux de soins tels que les mutuelles souhaitent les mettre en œuvre pour différencier le niveau de remboursement en fonction des praticiens qu’elles auront sélectionnés.
Principe de solidarité des mutuelles
Jusqu’ici, la singularité génétique des mutuelles reposait sur un principe de solidarité selon lequel les cotisations payées et les prestations de remboursement servies ne pouvaient être différenciées, comme pour les compagnies d’assurance, en fonction de l’évaluation du risque propre à chaque adhérent.
L’appréciation du risque était donc effectivement mutualisée.
C’est ce principe qui était rappelé par l’article L. 112-1 du Code de la mutualité n’autorisant des modulations de remboursement qu’en fonction de la cotisation ou de la situation de famille.
Cette disposition avait logiquement conduit la Cour de cassation, dans un arrêt du 18 mars 2010, à considérer que la mise en place de réseau de soins est illégale lorsque les membres sont plus ou moins bien remboursés selon qu’ils acceptent ou non de se rendre auprès d’un praticien ayant accepté la convention de la mutuelle.
La distorsion de concurrence est-elle où on croit la voir ?
Une partie du mouvement mutualiste a contesté cette situation en s’estimant victime d’une distorsion de concurrence.
Dans la mesure où les sociétés d’assurances peuvent valablement recourir à ce type de réseaux de soins, les mutuelles estiment que l’égalité de concurrence supposerait qu’elles soient également autorisées à les mettre pareillement en œuvre.
En d’autres termes, elles revendiquent le droit à la discrimination de remboursement au nom … du principe de non-discrimination.
Ce seul argument est un peu court : s’il est clair que les compagnies d’assurance et les mutuelles se trouvent dans une situation de concurrence sur le marché de la protection sociale complémentaire -vœux et conséquence objective du droit européen qui en a voulu ainsi-, il ne peut y avoir de distorsion que pour des opérateurs économiques se trouvant dans la même situation.
Or, les sociétés d’assurances répondent à une logique lucrative et sont soumises à ce titre à l’impôt sur les sociétés.
Les mutuelles poursuivant un but de solidarité non lucratif, elles ne supportent pas la même charge.
Il serait donc difficile de continuer à revendiquer un atavisme solidariste et de communiquer sur le thème « la santé n’est pas un commerce », tout en reniant en pratique ses fondements.
D’ailleurs, en réponse à une question préjudicielle récente posée par la MGEN aux fins de faire déterminer si l’article L. 112-1 du Code de la mutualité serait contraire aux règles de libre concurrence, la Cour de Justice de l’Union Européenne vient d’indiquer, dans une ordonnance du 21 novembre 2012, que
« de prime abord, la disposition nationale litigieuse, telle qu’interprétée par la Cour de cassation, en tant qu’elle interdit la modulation des remboursements des frais de santé en fonction de l’appartenance du prestataire de soins à un réseau, serait de nature à favoriser la concurrence plutôt qu’à la restreindre. »
Une loi au secours des mutuelles
Nonobstant ces principes et leur application, les mutuelles ont pressé le législateur de modifier l’article L. 112-1 pour les autoriser à différencier le remboursement des praticiens de façon à écarter les effets de la jurisprudence de la Cour de cassation.
Après une première tentative censurée par le Conseil constitutionnel, au motif que le texte constituait un cavalier législatif inséré dans une loi avec laquelle elle ne présentait pas un lien suffisant, les parlementaires ont repris leur œuvre.
L’assemblée nationale vient ainsi de voter le 28 novembre une proposition de loi en ce sens qui sera prochainement soumis au Sénat.
Mutuelles et parlementaires ont fait valoir un double argument.
D’une part, les réseaux de soins seraient économiquement efficaces. En permettant au groupement de négocier le tarif des honoraires pour le compte des adhérents auprès des praticiens impétrants, en contrepartie de la garantie pour ces derniers de recevoir un nombre plus important de patients du fait de leur agrément, les mutuelles se trouveraient en mesure de faire baisser les prix des prestations de santé.
D’autre part, selon les mutuelles, les réseaux de soins n’entraîneraient pas de discrimination puisque, à prestation égale des praticiens, les remboursements seraient identiques. Il n’y aurait donc ni atteinte à l’égalité de traitement ni, corrélativement, atteinte au libre choix du praticien.
L’argument est astucieux. Les mutuelles soutiennent en effet qu’elles apprécient le rapport qualité/prix des prestations et qu’elles procèdent au même remboursement pour les soins présentant les mêmes caractéristiques répondant au cahier des charges du réseau.
L’efficacité économique douteuse des réseaux de soins
Cette évaluation est éventuellement objectivable pour des opticiens, des audioprothésistes, voire des prothésistes dentaires. Encore que cette estimation ne prend pas nécessairement en compte l’adéquation aux besoins spécifiques des patients et qu’elle favorisera l’utilisation de matériels et produits à bas coût susceptible de présenter des risques.
Mais surtout, cette évaluation est assurément moins pertinente pour d’autres professionnels de santé pour lesquels l’intuitu personae est déterminant de l’appréciation de la qualité des soins.
Si la loi actuellement en discussion écarte expressément la fixation conventionnelle des honoraires des médecins, comment justifier la différence de traitement faite aux kinésithérapeutes, aux ostéopathes, chirurgiens-dentistes, sages-femmes, infirmiers pour lesquels les mutuelles pourraient opérer un remboursement différencié en fonction de l’appréciation du rapport qualité/prix justifiant l’intégration ou l’exclusion du réseau ?
Certes le nouvel article L. 863-8 du Code de la sécurité sociale obligerait les conventions de réseaux de soins à reposer sur des critères objectifs, transparents et non discriminatoires. Mais comment prétendre à l’évaluation objective des prestations de ces professionnels ?
Il existe donc un risque sérieux de nivellement par le bas de la qualité économique des soins comme résultante directe du rapport de négociation entre les professionnels et les mutuelles.
Les risques de segmentation du marché et l’esprit mutualiste
Dans son examen des effets sur la concurrence des réseaux de soins réalisé en 2009, l’Autorité de la concurrence avait a priori estimé globalement que ces réseaux étaient pro-concurrentiels car ils favorisaient la baisse du prix des soins. Mais elle pointe un risque de segmentation du marché :
« En effet, l’opportunité offerte au consommateur final qu’est l’assuré d’améliorer sa couverture complémentaire santé est assortie en contrepartie d’incitations financières à recourir préférentiellement à des professionnels agréés par son assureur.
On pourrait considérer que, en général, les assurés se sachant les moins susceptibles d’avoir recours à un professionnel de santé souscrivent préférentiellement un contrat d’assurance complémentaire santé incluant de telles incitations financières, on peut penser que les contrats traditionnels – offrant des garanties indépendantes de l’identité des professionnels de santé consultés – auront, à l’inverse, une population d’assurés présentant plus de « risques ».
Dès lors, le différentiel de primes entre les contrats proposant des réseaux de soins et les contrats d’assurance traditionnels pourrait s’accroître sans que cette différence repose uniquement sur les mérites et l’efficacité des réseaux de soins. »
En d’autres termes, les réseaux de soins favorisent mécaniquement « l’effet club » par lequel les assurés représentant de « mauvais risques » se regroupent dans des mutuelles plus onéreuses mais sans professionnel de santé indirectement imposé, tandis que « les bons risques » se regroupent dans des mutuelles moins chères à réseau de soin.
Indépendamment de l’affaiblissement de la pression concurrentielle résultant de cette segmentation, il s’infère une autre conséquence pour le mouvement mutualiste.
Dans cette configuration, la mutualisation solidariste, qui se refuse à prendre en considération l’état de santé des adhérents, se trouve anéantie. Certes ce ne sont pas les mutuelles qui choisissent directement leurs assurés, mais la sélection s’opère d’elle-même par l’effet économique.
La recherche du « bien-être du consommateur », finalité du droit de la concurrence, ne passe pas nécessairement par une baisse des prix à court terme.
Elle inclut aussi les effets à plus long terme, la prise en compte du libre choix des praticiens et de la diversité de l’offre assurancielle (compagnies privées, mutuelles).
Le mieux n’est pas toujours où on croit le voir.
Maitre Luc-Marie AUGAGNEUR – Avocat associé Cabinet JAKUBOWICZ / MALLET-GUY – Chargé de cours à l’Ecole de Management de Lyon en Droit de la concurrence et du marketing – Formateur EFE (Edition Formation Entreprise) en droit des contrats