#Anesthésie, #Covid… comment l’ #interdisciplinarité profite à l’ #innovation en #santé
David Naudin, Université Sorbonne Paris Nord et Michèle Jarraya, AP-HP
Personne ne niera la gravité de la crise sanitaire que nous venons de traverser. Mais, au-delà des manques et des carences de notre système sanitaire, la pandémie de Covid a également été un révélateur à de multiples niveaux. Il y a notamment eu une prise de conscience de la valeur de la santé, et de l’importance d’avoir un hôpital capable de s’adapter et de se développer pour faire face aux défis de demain.
Or, si on parle depuis des années de la mutation du système de santé, il faut souligner qu’elle ne suit plus les rythmes des mutations sociétales. Il y a là une importante réflexion à avoir, d’autres visions et d’autres propositions à envisager.
Parmi les ressorts possibles, nous travaillons, à l’Institut de formation des cadres de santé, à initier un nouvel élan. L’avenir du système hospitalier ne peut, en effet, être déconnecté des évolutions des formations en santé : c’est par la formation initiale et continue de ses acteurs que toute organisation se transforme.
Une des pistes que nous explorons, pour favoriser une meilleure adaptation, repose sur la construction d’une véritable interdisciplinarité et sur l’usage du concept anglo-saxon de « fertilisation croisée » (cross fertilization).
L’impact (éphémère) de la crise sanitaire
Si le terme est peu connu, il n’est pas un concept abstrait : de telles opérations de fertilisation croisée, relayées par les médias, ont eu lieu pendant la crise du Covid. Une multitude de compétences et savoirs issus de différents horizons, et portés par des énarques, des informaticiens, des soignants et autres spécialistes, se sont alors conjugués pour permettre la prise en soin des patients.
Rapidité, adaptabilité et créativité a semblé, un temps, être les mots d’ordre partagés par tous, avec pour résultat le développement de plates-formes d’appel et de suivis de patients (tel Covidom), de systèmes de suivi informatiques ou encore l’usage d’imprimantes 3D pour fabriquer des lunettes de protection aux soignants, etc.
Malheureusement, l’enthousiasme est retombé trop vite. Sans doute n’avons-nous pas su capitaliser sur ces rencontres.
Nous étudions la manière d’incorporer ce concept de fertilisation croisée de façon plus durable dans la pratique médicale. Pour cela, il importe de bien le définir au préalable, d’en montrer l’intérêt pour nos systèmes de formation et plus largement en santé. C’est ce que cet article entend éclairer.
Le paradoxe de l’hôpital : l’interdisciplinarité, mythe ou réalité ?
Le monde hospitalier et universitaire se distingue, aujourd’hui encore, par ses disciplines très cloisonnées – un cloisonnement structurel et organisationnel, lié notamment, en santé, au cloisonnement initial des formations dispensées. L’hyperspécialisation médicale fragmente encore aujourd’hui la prise en soin des patients en sillon disciplinaire.
Pourtant, la complexité des décisions n’a cessé de nourrir le besoin d’interdisciplinarité, en témoigne l’explosion des publications sur ce thème depuis les années 1970. Le professeur émérite à l’Université Sorbonne Paris Nord et philosophe du soin Gérard Reach montre que la prise de conscience dans ce domaine date de cette période clef. Selon lui, l’idée d’interdisciplinarité émerge autour de quatre « inventions » :
1) L’éducation thérapeutique du patient (1972),
2) Le concept de gestion du risque (risk managment) à l’hôpital (1975),
4) La reconnaissance des principes éthiques d’autonomie (le respect de choix des patients) du droit au soin (1979).
C’est dans ce contexte qu’émergent les premières publications sur l’interdisciplinarité : non plus une simple superposition ou juxtaposition de l’action des professionnels de santé, mais une réelle concertation, collaboration entre différents acteurs sans prévalence d’une discipline par rapport à l’autre.
Dans la pratique, l’interdisciplinarité est souvent mise a mal par des enjeux budgétaires, de pouvoir… ou simplement par manque de temps ou de lieux pour amener les professionnels à travailler réellement ensemble. Si bien que la révolution copernicienne interdisciplinaire, qui n’est plus une idée neuve, n’a en fait pas vraiment eu lieu.
Aussi, contrairement à l’idée reçue, les bénéfices mesurés de cette interprofessionnalité sont encore modestes pour les patients (données de 2017). Ils seraient pourtant particulièrement précieux à une époque où les évolutions s’accélèrent.
Mutations technologiques, avènement de la télémédecine et de la télésurveillance en e-santé, utilisation d’objets connectés, de robots voire demain du métavers nécessitent de plus en plus des expertises croisées, dépassant la simple interprofessionnalité.
Pour citer quelques exemples, la révolution du big data n’en est qu’a ses débuts et l’utilisation des écosystèmes en réseau ne fera que s’accentuer. Les questions de cybersécurité, de droit d’accès et d’exploitation des données médicales sont déjà prégnantes. L’utilisation de l’intelligence artificielle, de la robotique, de la réalité augmentée et de casques de réalité virtuelle, des imprimantes en 3 dimensions devraient s’accentuer.
Ces défis technologiques imposent d’autres organisations comme des compétences nouvelles, et appellent une ouverture aux autres domaines. C’est là tout l’enjeu de la fertilisation croisée.
Un concept qui a pourtant fait ses preuves
Le concept de fertilisation croisée est né de la recherche et du développement dans le domaine de l’industrie. Il s’agissait alors de susciter des interactions entre divers champs disciplinaires et de réunir des personnes aux compétences, méthodes de travail et outils différents afin de produire des solutions innovantes et créatrices. Une démarche fertile dans l’élaboration de prototype.
Un tel croisement de regard n’est pas inconnu en santé. Début des années 2000, l’anesthésie s’est par exemple rapprochée des experts de l’aéronautique pour élaborer sa culture de gestion du risque. Le professeur de médecine René Amalberti, directeur de la Fondation pour une culture de la sécurité industrielle (FONCSI), a été d’une grande aide. Passant de la médecine à la psychologie et l’ergonomie, via l’ingénierie et les sciences de l’organisation et des risques, il a su faire dialoguer ces disciplines pour créer un système ultra-sûr. L’aéronautique a apporté l’utilisation de check-list ou des aides cognitives au bloc opératoire. Le document « Du bloc opératoire au cockpit d’un avion de ligne », issu de la direction générale de l’aviation civile, montre les ponts établis entre ces deux mondes.
Plus récemment, l’équipe de Rhona Flin, professeur de psychologie à l’Aberdeen Buisness School, a contribué à la compréhension des compétences non techniques dans la gestion des risques et de la sécurité. L’usage d’outil comme la simulation en santé a été largement inspiré de ces travaux.
D’autres exemples peuvent être cités, comme l’usage de la réalité augmentée pour la rééducation de la marche d’enfants atteints de paralysie qui a nécessité le travail de chercheur en physiologie de la marche et la réalisation des outils numériques adaptés.
Cependant, si les progrès technologiques se sont accentués avec la crise du Covid-19, les cursus qui préparent les étudiants n’ont pas évolué à la même vitesse. Ils n’ont pas totalement anticipé la télémédecine, les objets connectés, l’intelligence artificielle… Parallèlement, l’émergence depuis quelques années déjà de techniques de soin alternatives (hypnose, méditation, yoga, Qi gong…) impose aussi de repenser une autre forme de rapport au savoir académique.
La question des futures organisations des soins qu’amènent ces nouveautés nous impose de former des professionnels préparés non pas juste à accompagner ces transformations mais à y contribuer. Les nouvelles structures hospitalières doivent également incorporer de façon prospective des visions plurielles.
La formation des futurs soignants doit devenir un espace d’ouverture
C’est dans cette perspective que les cursus de formation en santé doivent relever un double défi : accentuer l’ouverture aux autres formations en santé et s’ouvrir aux disciplines hors du champ de la santé. Les cursus de rééducation sont déjà de bons exemples de fertilisation croisée entre « geeks » de la technologie, concepteurs informatiques, en robotique et en ergonomie.
Les cadres de santé ont beaucoup à gagner à fréquenter les spécialistes de la communication, du marketing, des métiers du social ou de l’architecture, de futurs directeurs de projets, etc. pour penser les organisations et espaces de soin de demain.
On pourrait multiplier les exemples à souhait… La question est de créer politiquement (au sens noble du terme) des espaces de fertilisation croisée. La création de projets avec un enjeu fort en termes d’innovation est structurante pour ce type de fertilisation : c’est donc autour de projets entre cursus différents que cette fertilisation croisée pourrait se créer.
La recherche, souvent interdisciplinaire, constitue une autre piste majeure. Récemment, la formation des cadres de santé de l’AP-HP a pris le parti de faire réaliser le travail de mémoire final en groupe : toute une équipe doit contribuer, ensemble, à répondre à une question de recherche utile pour la communauté. On pourrait également imaginer des travaux de recherche communs avec d’autres formations que celles issues du monde du soin.
Initier ces démarches, c’est contribuer à gommer les résistances disciplinaires qui maintiennent les routines et les habitudes… et empêche parfois de penser réellement l’hôpital de demain. Les formations n’ont plus uniquement comme mission de former des professionnels compétents : elles devraient être le lieu d’expérimentations et d’innovations.
David Naudin, Coordonnateur du Pôle de la Recherche Paramédicale en Pédagogie du CFDC PhD – Laboratoire Éducations et Pratiques en Santé (LEPS UR 3412), AP-HP, Université Sorbonne Paris Nord et Michèle Jarraya, Directeur du CFDC chez AP-HP, AP-HP
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.